Habib Dronsart . Sept journées d’une Abbesse.
PREMIÈRE JOURNÉE
24 janvier 1742. Fontevrault, la royale abbaye, est en fête brillante et bruyante.
Les quatorze cloches sonnent à toute volée, les carrosses dorés s’engouffrent avec un roulement de tonnerre, sous la grande porte Athanasis*, les chevaux piaffent dans la vaste cour une foule de seigneurs en habits de gala et de dames richement parées entourent Madame l’abbesse, la quasi-souveraine dont le pouvoir s’exerce sur cinquante-deux mai- sons disséminées par toute la France, et qui, seule dans la chrétienté entière, réunit sous son autorité des communautés des deux sexes
Qu’il est loin le onzième siècle, le temps où le bienheureux Robert d’Arbrissel choisissait dans le vallon sauvage « un lieu environné d’épines pour enclore et garder les épouses du Christ » Ce lieu est aujourd’hui « le parterre des lys.où les filles des plus illustres familles se consacrent à Dieu ».
Aux huttes de branchages, aux cellules creusées dans le tuf, ont succédé des églises grandioses et des demeures somptueuses. Les épines ont fait place à de beaux jardins dont les ombrages ont vu errer bien des reines et princesses, depuis Eléonore de Guyenne, Isabelle d’Angoulême, la bonne duchesse Anne de Bretagne, épouse de Charles VIII et de Louis XII; Jeanne d’Orléans, duchesse de Valois, en compagnie de son jeune fils qui devait être François I » la belle
Marguerite, amenée par son époux Henri de Navarre la délicieuse petite Marie Stuart,«la plus jolie et la meilleure de ce que vous vîtes oncques de son age », écrivait sa grand’mère, Antoinette de Bourbon, à son fils le duc de Guise. Tous et toutes venaient visiter leurs parentes les abbesses et le « Logis Bourbon » ne manquait jamais de compagnie.
Donc, en ce jour de janvier 1742, une noble assistance se presse sous les arceaux du Grand-Moustier, la principale église de Fontevrault, car une jeune novice de dix-sept ans à peine se présente à la grille pour recevoir la vêture, et cette novice appartient à une dynastie qui depuis plusieurs générations règne dans le monde et dans l’Eglise par l’esprit, la beauté, et plus rarement par la vertu
Julie-Gillette, fille de Mgr Louis de Pardaillan, de Gondrin, d’Antin, duc d’Epernon, est la petite-fille de la trop célèbre marquise de Montespan, la petite-nièce de la belle de Thianges et aussi de Gabrielle de Rochechouart-Mortemart, la seule des trois sœurs dont la beauté n’ait brillé que sous le voile, dont la bonne renommée n’ait pas reçu d’atteinte la docte et grande abbesse, la plus illustre depuis cette Renée de Bourbon qui signait dans les premières années du seizième siècle « Renée, religieuse réformée, réformante » Gabrielle, qui n’usa de l’esprit des Mortemart que pour bien administrer son ordre et pour traduire Platon.
Une autre Rochechouart-Mortemart, Louise-Françoise, nièce de la précédente, et après elle abbesse de Fontevrault, donne la vêture à sa jeune parente, que la voix publique désigne déjà comme devant hériter de sa crosse abbatiale.
Supplément littéraire du Figaro . 16* Année . Numéro 41 Samedi 15 Novembre 1890
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k272570k.texte
*La grande porte Athanasis est celle qui donne accès à l’Abbaye royale depuis l’actuelle place des Plantagenêts