Rébellion à la Centrale de Fontevrault
Charles MOUSSON
1942 – Les hordes nazies continuent de déferler sur le front de l’Est et le second front, tant attendu n’est toujours pas annoncé. Dans cette conjoncture, les patriotes crèvent dans les prisons. C’est notre sort dans cette Maison Centrale de FONTEVRAULT renommée pour son implacable discipline et sa répression. C’est une Bastille qui s’arroge l’honneur d’être la « Citadelle du Silence ».
Il faut préciser qu’à partir de 1939, les transports pour Cayenne étant devenus impossibles, tous les condamnés de droit commun (bagnards et relégués) sont entassés dans les Centrales. Et c’est au milieu de cette population carcérale, soignée en vexations de toutes sortes, que les patriotes que nous sommes se voient judicieusement mêlés.
Ainsi, au réfectoire, avons-nous, de chaque côté, un droit commun ayant pour mission d’être un « mouton » servile. Et la Direction du moment est bien décidée à ne faire aucune différence entre ses « pensionnaires ». Certains gardiens hésitent, d’autres, au contraire, vont pouvoir s’épanouir dans la répression.
C’est le cas d’un brigadier (la cinquantaine environ) petit, à tout point de vue, visage anguleux, arrogant et haineux orné d’un soupçon de moustache horrible (genre Adolphe). Chaque jour, mains dans le dos, s’étirant comme désireux de grandir dans l’ignoble, il surveille notre arrivée au réfectoire. Malheur à celui dont la veste de bure des bagnards n’est parfaitement boutonnée.
De son abjecte bouche d’alcoolique jaillit l’impérieuse et rituelle injonction : « Sortez des rangs ». Alors, s’ensuit une mise à poil totale, prétexte à une fouille lente et méticuleuse du « délinquant » jusqu’à l’endroit le plus intime de son être. « Toussez » dit le brigadier en scrutant profondément le fondement de sa victime courbée en deux, les mains écartant les fesses et la tête entre les jambes. Devant ces malsaines pratiques déshonorantes quasi quotidiennes et visant surtout les plus jeunes d’entre nous, Marcel Paul, notre Camarade et guide, propose d’y mettre fin et cela immédiatement. Chaque responsable de réfectoire est prévenu, tout est mis en place pour une riposte énergique, limitée et sans bavure.
Quelques jours plus tard, il est midi et l’un de nos jeunes bretons patriotes doit s’exécuter. Le compte à rebours est alors déclenché. Je dois personnellement donner le signal de l’opération. La porte est derrière moi. En face, un peu à gauche, sur son estrade, le geôlier qui observe nos faits et gestes. Seul, le bruit des cuillères dans la soupe claire est perceptible. C’est l’ambiance de toujours de la trop fameuse « Citadelle du Silence ».
Ainsi, Marcel, mon frère de combat, m’a fait l’insigne honneur de donner le coup d’envoi pour briser tout cela. Penché sur ma gamelle, la tête légèrement tournée à gauche, le coeur impatient, j’attends. Soudain, en ombre chinoise, apparaît notre breton dans l’éblouissante lumière de la porte, comme auréolé. À deux pas, derrière, sa besogne de voyeur accomplie, le petit vieux brigadier surgit dans notre réfectoire.
Le coeur dans un étau, je me dresse sur mon banc. C’en est fait, le signal est donné et telles des bombes, chaque camarade explose littéralement en scandant sur l’air des lampions : « À POIL, IL SERA JUGE », en même temps que les cuillères martèlent furieusement les gamelles.
Tous les droits communs anéantis par tant d’audace s’aplatissent sur les tables afin de ne pas être confondus avec les rebelles que nous sommes. Le geôlier du réfectoire juché sur son perchoir s’époumone, mais en vain, pour rétablir l’ordre. Les bras ballants, la trouille au ventre, il déclenche l’alarme. C’est dans ce tohu-bohu général que le brigadier dépravé s’éclipse rapidement sans pouvoir, malheureusement pour lui, éviter la colère des patriotes des autres réfectoires qu’il doit traverser.
Branle-bas de combat à la Direction de la « Citadelle du Silence ». « Les meneurs seront châtiés comme il se doit » ! C’est décidé. C’est ainsi q’une douzaine d’entre nous, Marcel Paul en tête, nous retrouvons devant le tribunal de la fameuse « Citadelle du Silence ».
Toute la hiérarchie geôlière est là présente, installée comme aux assises, dans un spacieux local, sombre à souhait, très volontairement sinistre. Un grillage renforcé nous sépare de ces « baillis » au service des nazis ». La séance est ouverte, le brigadier accable et annonce promptement la sentence : « le mitard (cachot) pour trois mois« . La punition doit être à la mesure de l’évènement.
C’est alors que, brusquement, Marcel Paul, pointant un doigt vengeur au dessus de la tête du Directeur trônant au beau milieu de ses pairs s’écrie: « Regardez, Regardez… Et tout ce beau monde de lever les yeux vers un petit buste de la République, poussiéreux et encastré dans le mur du prétoire. « Regardez ! poursuit Marcel Paul, « la République rougit de honte devant votre infamie à l’égard des patriotes que nous sommes. Soyez sans crainte, bientôt, le peuple de France saura aussi vous bien juger!« …
Livide, le directeur bredouille : « gardiens… gardiens… bouclez-les… et vite… » Et douze poitrines vibrantes d’espoir font alors trembler les murs de la vieille Abbaye: « Aux armes citoyens, formez vos bataillons ……
Ainsi, en 1942, au moment décisif de la bataille, Marcel Paul nous montra une nouvelle fois le chemin à suivre, le chemin de l’honneur. Et d’un coup se brisait l’infâme règlement de la « Citadelle du silence » de sinistre renommée. Et notre action amplifiée nous permit de faire améliorer le régime pénitentiaire et surtout à nous faire respecter. Marcel, mon frère, encore une fois, merci, merci… et Adieu !
Texte publié en septembre 1990 dans
Le Serment N° 214