Revue des Deux Mondes T.1, 1833
Le pouvoir d’aujourd’hui a donc renchéri sur ses prédécesseurs, qui, du reste, l’ont dignement précédé dans la carrière. Les ravages que je vais vous dévoiler doivent principalement leur être imputés. Figurez-vous Fontevrault, la célèbre, la royale, l’historique abbaye de Fontevrault, dont le nom se trouve presque à chaque page de nos chroniques des onzième et douzième siècles ; Fontevrault, qui a eu quatorze princesses de sang royal pour abbesses, et où ont été dormir tant de générations de rois, qu’on lui a donné le nom deCimetière des Rois ; Fontevrault, merveille d’architecture avec ses cinq églises, et ses cloîtres à perte de vue, aujourd’hui flétrie du nom de maison centrale de détention. Et si l’on s’était encore borné à lui assigner cette misérable destination ! Mais ce n’est pas tout ; pour la rendre digne de son sort nouveau, on a tout détruit ; ses cloîtres ont été bloqués, ses immenses dortoirs, ses réfectoires, ses parloirs, rendus méconnaissables ; ses cinq églises détruites ( NDLRB . La vérité est aujourd’hui différente, seul Saint Jean de l’Habit a été intégralement rasée, les soubassements de Sainte Marie-Madeleine ont été retrouvés en 2014; Ste Marie a retrouvé sa splendeur de même que Saint Benoît . St Lazare est intacte ou du moins les structures qui y ont été implantés sont réversibles) ; ; la première et la principale, belle et haute comme une cathédrale, n’a pas même été respectée ; la nef entière a été divisée en trois ou quatre étages et métamorphosée en ateliers et en chambrées. On a bien voulu laisser le chœur à son usage primitif, et il serait encore admirable de pureté et d’élévation, si les vandales, non contens d’en avoir brisé tous les vitraux, ne l’avaient encore couvert, depuis la voûte jusqu’au pavé, d’un plâtras tellement épais, tellement copieux, qu’il est, je vous assure, fort difficile de distinguer la forme des pleins-cintres des galeries supérieures. On est aveuglé par la blancheur éblouissante de ce plâtras ; il a été appliqué pendant la restauration. Les seuls débris duCimetière des Rois, les quatre statues inappréciables de Henri II d’Angleterre, de sa femme Éléonore de Guienne, de Richard Cœur-de-Lion, et d’Isabelle, femme de Jean-sans-Terre, gisent dans une sorte de trou voisin. La fameusetour d’Evrault, malgré tous les efforts des antiquaires du pays pour la faire respecter en considération de son origine païenne, a été livrée aux batteurs de chanvre ; la poussière a confondu tous les ornemens et tous les contours de son intérieur en une seule masse noirâtre ; et sa voûte octogone, qui offre des particularités de construction unique, ne peut manquer de s’écrouler bientôt, grâce à l’ébranlement perpétuel que produit cette opération.
….
Les longs souvenirs font les grands peuples. La mémoire du passé ne devient importune que lorsque la conscience du présent est honteuse. Ce sera dans nos annales une bien triste page, que ce divorce prononcé contre tout ce que nos pères nous ont laissé pour nous rappeler leurs mœurs, leurs affections, leurs croyances. Rien de plus naturel que ce divorce dans le premier moment de la réaction populaire contre l’ancien ordre social et politique ; mais y persévérer après la victoire, y persévérer avec récidive en face de l’Europe surprise et dédaigneuse, immoler aux préjugés les plus arriérés ce qui fait le charme d’une patrie et la gloire de l’art, c’est un crime national dont il n’y a pas d’exemple dans l’histoire. J’ignore quelle peine la postérité infligera à ce mépris stupide que nous tirons de notre nullité moderne, pour le lancer à la figure des chefs-d’œuvre de nos pères ; mais cette peine sera grave et dure. Nous la mériterons, non-seulement par nos pauvres de destruction, mais encore par les vils usages auxquels nous consacrons ce que nous daignons laisser debout. Le Mont Saint-Michel, Fontevrault, Saint-Augustin-lez-Limoges, Clairvaux, ces gigantesques témoignages du génie et de la patience du moyen âge, n’ont pas eu, il est vrai, le sort de Cluny et de Citeaux ; mais le leur n’est-il pas encore plus honteux, et ne vaudrait-il pas mieux pouvoir errer sur les débris de ces célèbres abbayes que les voir, toutes flétries et mutilées, changées en honteuses prisons, et devenir le repaire du crime et des vices les plus monstrueux, après avoir été l’asile de la douleur et de la science ? Croira-t-on dans l’avenir que, pour inspirer à des Français quelque intérêt pour les souvenirs d’un culte qu’ils ont professé pendant quatorze siècles, il faille démentir leur origine et leur destination sacrée ? II en est ainsi cependant. On ne parvient à fléchir les divans provinciaux, les savans de l’empire, qu’en invoquant le respect dû au paganisme. Si vous pouvez leur faire croire qu’une église du genre anté-gothique a été consacrée à quelque dieu romain, ils vous promettront leur protection, ouvriront leurs bourses, tailleront même leur plume pour honorer votre découverte d’une dissertation. On n’en finirait pas si l’on voulait énumérer toutes les églises romanes, qui doivent la tolérance qu’on leur accorde à cette ingénieuse croyance. Je ne veux citer que la cathédrale d’Angoulême dont l’unique et inappréciable façade n’a été conservée que parce qu’il a été gravement établi que le bas-relief du père éternel qui y figure entre les symboles consacrés des quatre évangélistes, était une représentation de Jupiter. On lit encore sur la frise du portail de cette cathédrale : TEMPLE DE LA RAISON.
http://fr.wikisource.org/wiki/Vandalisme_en_France,_lettre_%C3%A0_M._Victor_Hugo